Sénégal : La « Gazette » publie une interview d’Ali Deberkale

La Gazette n°127

L’hebdomadaire sénégalais « La Gazette » publie une interview d’Ali Deberkale effectuée par le journaliste Hamidou Sagna. Retrouvez ici l’intégralité de cette interview exclusive.

Hamidou Sagna (La Gazette) : Quelle est l’ampleur de la famine à Djibouti ?

Ali Deberkale : L’ONU considère qu’un Djiboutien sur six se trouve aujourd’hui dans un état de grande précarité alimentaire et que la famine menace les communautés pastorales et certaines catégories vulnérables en milieu urbain. 150.000 personnes sont touchées par la faim et 100.000 d’entre elles ont besoin d’une aide alimentaire. Il faut ajouter à cela 30.000 réfugiés, provenant essentiellement de Somalie et d’Ethiopie, qui sont installés dans le pays avec très peu de services à leur disposition. 

Comment l’expliquer ?

Djibouti importe 80% environ de ses céréales dont le prix a fortement augmenté et 85% de ses fruits et légumes ! En fait, seuls 3% des terres du pays sont arables et dans les zones rurales, la plupart des populations vivent de l’élevage. En raison de la sécheresse, les éleveurs nomades et semi-nomades perdent une grande partie de leurs animaux (jusqu’à70% ces dernières années) et sont alors contraints de migrer vers les villes déjà surpeuplées où ils viennent chercher une assistance et une nourriture qu’ils trouvent très difficilement. Enfin, en dehors de toute considération climatique, une grande majorité de personnes sont sans emploi à Djibouti et donc sans ressources suffisantes pour acheter des denrées de base dont les prix flambent.

Faute aux politiciens ?

Il y a à Djibouti des obstacles structurels qui y rendent la vie particulièrement difficile, c’est évident. Il faut toutefois savoir que même si Djibouti est un pays extrêmement pauvre (plus de 80% des habitants des zones rurales vivent en dessous du seuil de pauvreté) et quasiment dénué de ressources, la République bénéficie des recettes générées par une situation géographique qui permet de monnayer à prix fort l’accueil de bases militaires étrangères, une intense activité portuaire ou encore la lutte contre le terrorisme et la piraterie. Seulement, ces ressources ne sont pas équitablement réparties et ne profitent dès lors pas ou beaucoup trop peu à la population. Cela relève bien sûr de la responsabilité du monde politique. Des investissements conséquents sont par ailleurs nécessaires pour mettre en œuvre des systèmes d’irrigation permettant de développer l’agriculture et pou optimiser les techniques de collecte et de stockage de l’eau afin que les éleveurs puissent continuer leur activité traditionnelle. Les Juifs et les Arabes d’Israël ont réussi à faire d’un désert aride un oasis fertile, pourquoi pas nous ?

Environnement économique international difficile ?

La crise financière et économique internationale est un élément d’explication de l’insécurité alimentaire croissante à Djibouti. Les prix des denrées alimentaires ont flambé, or comme je viens de le dire, Djibouti dépend quasi exclusivement de l’achat de ces denrées sur des marchés extérieurs. Mais je le répète, ce n’est qu’un aspect de la question. À côté de cette réalité, il y a aussi à Djibouti un taux de chômage immense, de très sérieux problèmes dans la répartition des richesses produites et des choix politiques malheureux. Sur ce dernier point par exemple, pourquoi les tonnes de khat importées quotidiennement à Djibouti – je dis bien quotidiennement ! – ne seraient-elles pas remplacées par des tonnes de denrées alimentaires ? On me dit qu’en plus de ses « vertus » hallucinogènes, le khat est utilisé comme coupe- faim. Pour ma part, le meilleur coupe-faim ça reste la nourriture !

C’est qui l’actuel président ? Un bon démocrate ?

Le président de Djibouti s’appelle Ismaël Omar Guelleh. Après avoir fait modifier la constitution en 2010, il s’est représenté pour la troisième fois aux élections présidentielles d’avril 2011 qu’il a remportées. Je ne sais pas ce que le président djiboutien pense au fond de lui de la démocratie, mais l’État qu’il dirige n’est pas un État démocratique. Le président de la ligue djiboutienne des droits de l’homme est très régulièrement arrêté et détenu avec d’autres défenseurs des droits de l’homme, les opposants politiques se plaignent de ne pouvoir mener librement et pacifiquement leur travail d’opposition ailleurs qu’en exil, les manifestations des jeunes qui ne demandent qu’à exprimer leurs difficultés sont sévèrement réprimées, les défenseurs des intérêts des travailleurs sont harcelés et empêchés de mener leur travail à Djibouti et auprès des instances internationales comme l’OIT auprès de qui Djibouti a une réputation exécrable… Tout cela ne peut pas arriver en démocratie où il doit y avoir de la place pour une pensée libre et critique. Aujourd’hui, à Djibouti, les gens n’osent pas dire ce qu’ils pensent et craignent pour leur vie lorsqu’ils le font. Pour être honnête, j’espère que pour son troisième mandat, il tiendra à cœur au président Guelleh de faire en sorte que cela change. Si tel est le cas, je serai le premier à l’en féliciter et à le soutenir dans cette voie.

Quelle est l’ambiance politique à Djibouti ?

Depuis les manifestations de février 2011 que je viens d’évoquer et les centaines d’arrestations qui s’en sont suivies, la tension a été très forte pendant plusieurs semaines. Ensuite les élections ont eu lieu et depuis lors, les choses ont repris leur cours habituel. Beaucoup de Djiboutiens disent se sentir abandonnés par la communauté internationale et en particulier les Américains ou les Européens qui privilégient leurs intérêts économiques et militaires dans la région et à côté desquels la souffrance des Djiboutiens représente bien peu de choses. Je crois malheureusement qu’ils n’ont pas tout à fait tort et que les Djiboutiens ne doivent compter que sur eux-mêmes.

La presse est-elle libre ?

Il n’y a à Djibouti aucun média indépendant. Pour vous informer, vous avez donc le choix entre la propagande officielle et les discours des opposants. Ce n’est évidemment pas très confortable puisque je suis à la fois courtisé par certains et très critiqué par d’autres, du côté du gouvernement comme du côté de l’opposition. À mon niveau et de l’extérieur du pays, j’essaie dès lors de proposer une analyse non partisane et plus objective de la réalité. J’essaie aussi d’agir de manière constructive avec les moyens que l’Union européenne ou d’autres veulent bien mettre à ma disposition. La diffusion d’un journal comme la Gazette, l’existence de chaînes privées de télévision comme Walf TV ou TFM, ou encore la possibilité laissée à une personnalité aussi charismatique et engagée que Youssou Ndour de s’exprimer librement et d’agir sur le terrain politique et social comme il le fait (même si ses proches m’ont confirmé il y a quelques jours que ce n’est pas toujours facile…), tout cela c’est un véritable rêve pour les Djiboutiens. Je compte bien faire en sorte que ce rêve devienne un jour réalité.

Qui êtes-vous ? Quelles sont les raisons de votre visite au Sénégal ?

Je suis né à Djibouti où j’ai grandi avant de m’engager sur le terrain associatif, de devenir animateur à la RTD (Radio Télévision de Djibouti) et de créer et présider la fédération des associations culturelles de Djibouti. Ensuite j’ai voyagé un peu aux Canada et aux États-Unis avant de m’installer en Europe où je vis en Belgique. Aujourd’hui, je suis surtout le directeur d’ACP (www.acp-europa.eu), l’Association Cultures & Progrès qui me permet de poursuivre mon objectif d’amélioration des conditions de vie de mes frères africains et de leurs ressortissants, en Europe notamment. Comme tous les Djiboutiens qui aspirent à la liberté, à la démocratie et à la justice sociale, je veux pouvoir donner mon avis sur la gestion de la chose publique. J’ai des ambitions pour mon pays et j’ai des ambitions pour l’Afrique. C’est d’ailleurs pour cela que je suis au Sénégal aujourd’hui. Les Djiboutiens ont beaucoup à apprendre des Sénégalais, sur le plan de la liberté de la presse je viens de l’évoquer mais aussi sur le plan de la mobilisation citoyenne pacifique, je pense notamment à M23 ou aux responsables de Y en a marre que j’ai eu le plaisir et le privilège de rencontrer. Enfin, je suis un ami des Sénégalais dont j’admire le courage, le dynamisme et l’engagement citoyen. Respect !

Que fait ACP ?

ACP a pour principal objectif de contribuer à améliorer les conditions de vie des hommes et des femmes dans les pays d’Afrique des Caraïbes et du Pacifique, dans une perspective de progrès global et de développement durable. Pour y arriver, elle se focalise particulièrement sur les politiques extérieures et de coopération au développement ainsi que sur les interactions possibles entre ces politiques et d’autres secteurs d’activités ayant un impact sur les conditions de vie des populations des pays en développement et de leurs ressortissants. ACP se mobilise particulièrement en faveur du soutien à l’émergence et au renforcement de la société civile dans les pays ACP. L’Association Cultures & Progrès organise des séminaires et des conférences, mène des recherches de haut niveau et diffuse des publications. Elle fournit des conseils, produit des idées et des réflexions originales, élabore des propositions concrètes et accompagne toute personne ou structure qui le souhaite.

Dans ce contexte, ACP a créé cette année une collection de livres portant sur la situation des droits de l’homme dans les pays ACP. À la veille de chaque rendez-vous électoral important, il s’agit pour ACP de profiter de l’occasion pour faire le bilan de la situation des droits de l’Homme dans le pays concerné. Chaque numéro consiste en un ouvrage collectif qui propose des analyses, des interviews, des données chiffrées et des extraits de rapports officiels. Par ce biais, nous donnons la parole aux représentants du pouvoir en place, à leurs opposants, aux membres et représentants de la société civile et des mouvements sociaux, aux chercheurs et aux universitaires, aux représentants du monde économique et syndical, aux artistes, aux partenaires régionaux et internationaux ainsi qu’à toutes les personnes dont nous jugeons l’action, l’analyse ou le parcours particulièrement dignes d’intérêt face aux enjeux qui se posent sur le plan des droits de l’homme. Nous entendons par droits de l’Homme les libertés civiles et les droits fondamentaux bien sûr, mais aussi l’ensemble des autres droits de l’Homme que sont par exemple le droit à l’éducation et à la culture, le droit à la santé, le droit au travail, le droit au logement etc.

Ainsi, avec le soutien de la FIDH (Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme) et de la Ministre belge de la Culture, le premier livre de cette collection a été consacré à la situation des droits de l’Homme à Djibouti, à la veille des élections présidentielles d’avril 2011. Un deuxième livre est sur le point d’être finalisé dans le cadre des présidentielles qui auront lieu en République démocratique du Congo en novembre prochain. Le troisième numéro sera consacré à la situation des droits de l’Homme au Sénégal, avant les présidentielles de février 2012. L’objet de ma visite au Sénégal était strictement privé mais j’en ai évidemment profité pour rencontrer une série d’amis, de personnes ressources et de personnalités de la vie économique, sociale, politique et culturelle sénégalaises avec lesquels je suis en contact. Vous savez bien sûr que Youssou Ndour s’est engagé en faveur du soutien aux populations de la Corne de l’Afrique dont je fais partie et qui meurent chaque jour en raison d’une terrible famine. Je suis aussi venu pour le rencontrer, lui dire mon admiration et lui demander de parrainer une grande campagne de mobilisation citoyenne que nous lançons en Europe, avec les diasporas africaines, pour essayer d’augmenter le volume des dons qui reste beaucoup trop faibles.

Merci Mr Ali Deberkale.

Cher Mr Hamidou Sagna, merci de vous intéresser à l’action d’ACP. Permettez-moi de profiter de l’occasion pour inviter un maximum de personnes à consulter régulièrement le site web de « La Gazette » et, pourquoi pas, à y souscrire un abonnement.

Retrouver notre analyse sur la situation à Djibouti et en Afrique de l’Est en PDF : Famine et situation politique en Afrique de l’Est

 
 

 

Couverture, La Gazette n°127

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
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