Djibouti : Manifestation du 18 février 2011

Djibouti 2011 © Photo ACP

Le vendredi 18 février 2011, une grande manifestation a eu lieu dans les rues de Djibouti pour protester contre le régime de l’actuel président Ismaël Omar Guelleh. Sur les banderoles on pouvait lire « Ismaël dégage » ou encore « Non à un troisième mandat ». Lors de cette manifestation, Ali Deberkale était présent à Djibouti.Ali Deberkale, comment la manifestation s’est-elle déroulée ?

D’abord je voudrais souligner que ce n’était pas la première manifestation. C’était la première de cette envergure mais avant cela il y avait déjà eu une importante manifestation début février et de nombreuses tensions dans les quartiers populaires de Djibouti. Des tensions et des manifestations qui ont débouché sur l’arrestation arbitraire de très nombreuses personnes parmi les civils, les opposants et les défenseurs des droits de l’homme. De manière générale donc, le mécontentement ne date pas d’hier, les événements qui touchent le monde arabe donnent seulement un peu plus de courage aux gens pour oser descendre dans la rue. L’approche des élections présidentielles aussi. Depuis que le Président Guelleh a modifié la constitution pour se représenter à un troisième mandat, la population a manifestement le sentiment qu’on lui vole les élections présidentielles prévues pour le 8 avril prochain étant donné qu’aucun espoir de changement n’est permis. Puisqu’on lui confisque son vote, la population descend dans la rue pour s’exprimer.

Concrètement, quelle était l’ambiance dans la rue ?

Pour ce qui concerne l’ambiance générale, les gens ont commencé à se rassembler vers treize heures. À seize heures, la place de l’indépendance était pleine de milliers de personnes. Sans compter qu’un pont a été bloqué, ce qui a empêché de nombreuses personnes des quartiers pauvres de Balbala par exemple, de participer à la manifestation. Il y a avait dans les rues de Djibouti un sentiment de liberté inédit, c’était très émouvant. L’autorisation de manifester avait été accordée jusqu’à dix huit heures. Après dix huit heures, la police a tenté de disperser les gens qui ne voulaient pas rentrer. Symboliquement, les manifestants avaient apporté avec eux de l’eau et des dattes, ce qui signifiait leur intention de rester. Des violences ont alors éclaté, la police a tiré à balles réelles, deux personnes ont été tuées et de nombreuses autres blessées. Des voitures ont été brûlées ainsi que les échoppes des vendeuses de khat. Les gens avaient très peur. Jusque tard le soir, on entendait le bruit des tirs dans les quartiers. Le soir même, la propagande des autorités était en marche dénonçant une pseudo-intervention militaire de Mohamed Kadamy et Daher Ahmed Farah. Personne n’y a cru ce qui contribue évidemment un peu plus à décrédibiliser les autorités qui donnent l’impression qu’elles sont prêtes à dire et faire n’importe quoi. Le quartier Afar d’Arhiba était très remonté et les jours qui ont suivi, Djibouti était véritablement en état d’alerte maximale. La gendarmerie nationale, les policiers, la garde républicaine, les soldats somaliens ainsi que les services de renseignement étaient sur le pied de guerre. Ces derniers jours, les chefs de quartiers distribuaient de l’argent aux jeunes et cherchent à calmer la situation en s’appuyant sur les chefs ethniques et coutumiers. Le fossé qui sépare les autorités du pays de la jeunesse djiboutienne apparaît désormais au grand jour et les tentatives désordonnées de rassemblement apparaissent comme dérisoires.

Qui sont les gens qui manifestaient ?

Il y avait des familles. Beaucoup de femmes et beaucoup de jeunes également. Les jeunes des quartiers, sans qualification, sans revenus et sans espoir. Il y avait aussi les étudiants et les jeunes diplômés qui ne trouvent pas de boulot parce que leurs parents ne font pas partie des quelques grandes familles privilégiées qui accaparent les richesses, font main basse sur l’administration et contrôlent complètement le secteur privé. Il faut également noter que parmi les gens qui vivent mieux que les autres et bénéficient d’une série de privilèges, il y a aujourd’hui une très grande majorité de personnes qui vous disent qu’elles en ont assez. Assez d’assister à l’augmentation de la misère. Assez d’être rackettées par le Président et son entourage. Assez d’être à la merci des caprices d’une première dame qui a pris un rôle considérable à la manière de la famille Trabelsi en Tunisie. Assez d’un système clanique corrompu et où les amis d’hier sont les ennemis de demain, au gré des humeurs du couple présidentiel. Ces personnes là n’étaient pas dans les rues, mais dans les maisons et les mabrazes les langues se délient.

Comment le régime réagit-il ?

Deux options étaient et restent possibles. Écouter, dialoguer avec la population ou alors la réprimer. La répression est clairement l’option prise jusqu’à présent à Djibouti et c’est évidemment la plus désastreuse, humainement et politiquement. Humainement d’abord parce que ce sont des vies que le régime décide de supprimer ou de briser durablement. Politiquement ensuite car plus la répression sera forte, plus elle suscitera la résistance de la population et l’intérêt de l’opinion publique et des médias internationaux. C’est donc le meilleur moyen de s’isoler de la communauté internationale or on sait bien combien le sort de Djibouti est étroitement lié à ses intérêts. Mais peut-être le régime sait-il déjà qu’il est lâché par ses alliés traditionnels ? C’est en tout cas ce que j’espère car les limites de ce que la communauté internationale et l’Union européenne peuvent accepter sont depuis longtemps dépassées à Djibouti. Même si elles y ont d’importants intérêts. Et je dirais même que c’est justement pour la préservation de leurs intérêts à Djibouti, que la communauté internationale et l’Union européenne en particulier devraient aujourd’hui prendre clairement position en faveur de la population et arrêter de soutenir le régime. Il faut que la France, l’Union européenne et les Américains soient du côté de la population. Tôt ou tard on connaîtra le rôle joué par les uns et les autres et il faudra rendre des comptes.

Comment voyez-vous la suite ?

Je ne sais pas ce qui va se passer mais je peux vous dire ce que je voudrais qu’il se passe. Il faut avant tout reporter la tenue des élections présidentielles. Dans les conditions actuelles la population n’acceptera jamais de laisser le régime mener campagne alors qu’elle refuse la candidature unique du Président actuel et demande une réforme du code électoral, préalable indispensable à des élections réellement libres et démocratiques. Si les élections ne sont pas reportées, tout le monde sait à Djibouti que des tensions ne manqueront pas d’éclater et cela veut dire encore plus de morts et de blessés en perspective ! Ensuite il faut opérer cette réforme sérieuse du code électoral et faire en sorte que toutes les garanties existent pour la tenue d’élections libres et démocratiques. Enfin il faudra procéder à des élections auxquelles les candidats qui le souhaitent pourront se présenter. Il y a 34 ans, nos parents se sont battus pour leur indépendance. Très vite elle a été volée par les hommes forts de Djibouti qui travaillaient depuis longtemps en collaboration avec les colonisateurs. Aujourd’hui, cette indépendance, la population veut la récupérer ! Il est temps de passer à autre chose.

Avez-vous déjà des préférences parmi les candidats potentiels à cette présidence ?

Vous allez évidemment beaucoup trop vite mais laissez-moi vous dire ce que je pense très sincèrement. Les opposants, je veux dire tous ceux qui méritent ce titre. Pas les opposants de pacotille que le régime a créés pour se donner des allures de démocratie. Les opposants donc n’ont besoin que d’une seule chose aujourd’hui : l’UNITÉ. Tous les démocrates, toutes celles et ceux qui aspirent à la liberté et à la justice sociale ont aujourd’hui un seul ennemi en commun : LE PASSÉ ! Le passé c’est bien sûr Ismaël Omar Guelleh, sa femme Kadra et leur entourage. Ce sont aussi tous les profiteurs et les exécutants des basses besognes et il faudra dégager des responsabilités dans une série de faits dont le régime s’est rendu coupables. Le passé, ce sont enfin des années de pratique mafieuse, de corruption et d’exercice autoritaire du pouvoir. Il faut rompre avec tout ça, c’est au moins un point sur lequel une majorité de la population et tous les opposants sont d’accord. Ce qui me parait évidemment le plus important, c’est l’avenir. L’avenir, c’est pour bientôt mais ce n’est pas pour de suite. Demain donc, et seulement demain, lorsque des élections véritablement démocratiques seront en mesure d’être organisées, alors chacun pourra se poser la question du meilleur candidat possible pour reprendre le pays en mains.

Guedi Hared ?

Guedi Hared est aujourd’hui le Président de l’UAD, c’est-à-dire une alliance des principaux partis de l’opposition qui décident d’unir leur force pour gagner ensemble et avec la population le combat de la liberté. Ça c’est la situation actuelle. Mais vous savez, dans les rues de Djibouti, les jeunes qui manifestent, ils manifestent pour la liberté et pour l’amélioration de leurs conditions de vie. Pour eux, Guedi Hared n’a aucune importance. S’il peut incarner aujourd’hui une force capable de s’opposer avec eux au régime et les aider à aller jusqu’au bout de leurs aspirations, ils sont d’accord. Par contre si vous leur demandez ce qu’ils pensent de Guedi Hared, tous les jeunes vous répondent qu’il n’a aucun bilan et lui reprochent une opposition beaucoup trop timide voire complaisante. Il n’y a qu’à lire et écouter les slogans de la foule. Qu’est-ce qu’ils disent ? « IOG dégage ». Personne ne dit « Guedi Hared au pouvoir » ! Contrairement à Ismaël Omar Guelleh, je pense qu’il faut écouter la population.

Daher Ahmed Farah ?

Au moins Daher Ahmed Farah est-il – et à juste titre – perçu par une majorité de la population djiboutienne comme un véritable opposant. Il suffit d’ailleurs de constater qu’il est beaucoup moins bien traité par le régime. Manifestement Daher Ahmed Farah effraye davantage le régime que Guedi Hared. Mais il y a aussi bien sûr Mohamed Kadamy qui est soutenu par une bonne partie de la population et qui lui aussi s’attaque au régime en le payant très cher. Il y a par ailleurs l’ARD et d’autres encore. Pour vous dire les choses le plus simplement du monde, mon candidat idéal sera le candidat le plus susceptible de rassembler, de se montrer respectueux des valeurs de démocratie et de solidarité. Ce sera le candidat qui saura le mieux porter les revendications de la rue et qui n’aura comme seule préoccupation que la satisfaction de l’intérêt général. Et puis il y aura peut-être aussi d’autres personnalités auxquelles on ne pense pas aujourd’hui et qui se révèleront demain. Quoi qu’il en soit l’heure n’est évidemment pas à ce genre de discussions et le régime sévit toujours. Dans ce contexte, mon seul mot d’ordre c’est L’UNITÉ !

Et vous, comment vous positionnez-vous dans ce contexte ? Il parait que beaucoup de personnes vous demandent si vous souhaitez jouer un rôle politique à Djibouti ?

(Rires). C’est vrai qu’on me demande parfois où je veux en venir et ce que j’espère personnellement pour la suite. Très honnêtement, à ce stade je n’attends rien d’autre que la possibilité d’exercer ma citoyenneté dans une République de Djibouti libre et démocratique. Comme toutes les citoyennes et tous les citoyens djiboutiens qui aspirent à la liberté, à la démocratie et à la justice sociale, je veux pouvoir donner mon avis sur la gestion de la chose publique. Plutôt que d’attendre qu’un dictateur veuille bien me donner la parole, je la prends ! De là à dire que je souhaite jouer un rôle politique de premier plan ou devenir kalife à la pace du kalife dans les mois qui viennent, c’est parfaitement ridicule. J’ai des ambitions pour mon pays et c’est justement pour ça que j’ai l’intention de laisser du temps au temps. Je n’ai que 36 ans et encore beaucoup de choses à apprendre. Ce qui me mobilise réellement aujourd’hui je vous l’ai dit, premièrement c’est veiller à la meilleure intégration possible des Djiboutiennes et des Djiboutiens qui vivent en Europe. Deuxièmement c’est agir de toutes les manières possibles pour améliorer les conditions de vie des Djiboutiennes et des Djiboutiens qui vivent au pays, en participant activement à l’émergence d’une véritable société civile et à la défense des droits de l’homme.

Propos recueillis par E.G.

Pour en savoir plus n’hésitez pas à consulter nos analyses concernant la situation actuelle à Djibouti

Djibouti dans l’échiquier géostratégique troublé de l’Afrique de l’Est par Djibril Diop

Tensions croissantes à Djibouti par Dimitri Verdonck et Benoît Van der Meerschen

Les Manifestions du 18 février 2011 à Djibouti par Ali Deberkale

 

Arrivée des manifestants © Photo ACP

Arrivée des manifestants © Photo ACP

Manifestants © Photo ACP

Manifestants © Photo ACP

Place de l'indépendance © Photo ACP

Place de l'indépendance © Photo ACP

Place de l'indépendance © Photo ACP

Place de l'indépendance © Photo ACP

Siège de l'UDJ © Photo ACP

Ismaël Guedi Hared © Photo ACP

Ali Deberkale - Ismaël Guedi Hared © Photo ACP

Place de l'indépendance © Photo ACP

Place de l'indépendance © Photo ACP

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